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La durabilité du monde - AOC médias


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Faire durer le monde

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The National Gallery

Par Pierre Caye

Le développement durable se résume essentiellement aujourd’hui à l’économie environnementale. Celle-ci vise surtout à montrer que les problèmes écologiques découlent de ce que les lois du marché ne sont pas assez respectées, et que le système des prix à partir du moment où il intègre tous les coûts et en particulier les coûts environnementaux suffit à optimiser la production et l’allocation de ses moyens. À ce titre, cette branche de l’économie ne constitue nullement une critique des principes de l’économie néo-classique, critique pourtant nécessaire pour assurer la durabilité du développement. Sous cette forme, le développement durable est la réponse privilégiée que l’entreprise et les administrations publiques donnent aux problèmes écologiques.

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Le développement durable n‘est donc pas dénué de paradoxe puisqu’il prétend résoudre les problèmes en renforçant le système même qui les produit. Mais le paradoxe est insoutenable. Les résultats sont absents ! Le système des quotas d’émission des gaz à effet de serre n’a aucun impact sur la réduction des émissions carbone ; l’utilisation des pesticides ne cesse de progresser, etc. Les calculs très raffinés d’optimisation des prix en fonction des impacts environnementaux ne sont pas efficaces. L’idée techno-solutionniste selon laquelle la hausse des coûts de production sous l’effet des taxes ou du marché carbone doit favoriser l’investissement technologique en vue de diminuer l’impact environnemental de notre système productif n’est pas avérée. L’économie environnementale, sous sa forme néo-classique, est inopérante.

Si la notion de développement durable sous cette forme est insatisfaisante, il importe cependant de ne pas mépriser la question fondamentale de la durabilité. Qu’est-ce qu’un système économique durable placé sous le couvert du temps au service de la construction de la durée ? Telle est la question préjudicielle de toute économie vraiment environnementale. Mais que signifie penser la durabilité en économie ? On ne saurait se contenter de réduire le temps en économie aux calculs d’actualisation qui règlent les investissements. Il faut défendre une approche plus fondamentale qui embrasse les trois principaux facteurs de production : le capital, le travail et la technique.

À chacune de ces questions, correspond une réponse simple qui n’a rien d’utopique et dont l’histoire nous donne maints exemples. Le capital à l’épreuve du temps au service de la construction de la durée c’est ce qu’on appelle depuis très longtemps le patrimoine, tandis que le travail à l’épreuve du temps nous renvoie à l’importance de la maintenance dans tout système productif, aujourd’hui comme hier. J’essaie moins de forger de nouveaux concepts que de mettre en valeur des outils déjà connus et usités pour en montrer la pertinence et l’efficacité face aux défis aussi bien politiques et sociaux qu’écologiques de notre temps.

Le patrimoine et le capital sont habituellement confondus. Le banquier emploie indifféremment les deux termes. Cette proximité est intéressante, car elle permet de penser comment on peut insensiblement passer de l’un à l’autre. Il s’agit d’abord d’une question de terminologie. Les économistes préfèrent parler de capital plutôt que de patrimoine. Le patrimoine est essentiellement une notion de juriste. Entre ces deux savoirs essentiels destinés à organiser et à réguler les sociétés, le droit et l’économie, il importe de repenser à nouveaux frais leurs rapports et de rééquilibrer leurs poids respectifs tant le droit aujourd’hui menacé de se dissoudre dans l’économie sous la forme en particulier de ce qu’on appelle l’analyse économique du droit.

Mais qu’est-ce qui à la fois relie et distingue le patrimoine du capital ? Je définirai le patrimoine comme du capital institutionnalisé. Institutionnaliser le capital consiste en trois opérations : affecter, protéger, transmettre. Le patrimoine est du capital affecté à une mission. Quand on parle de patrimoine en droit civil, on parle des biens qui sont affectés à l’entretien de son détenteur et de sa famille. Le Code civil définit le patrimoine par son affectation. Pour les économistes, le capital n’a pas d’autre objectif que lui-même et son accroissement. Pour les juristes, le patrimoine est aussi du capital protégé ; on quitte le droit civil pour aborder le régime du domaine public : le patrimoine est pensé ici comme incessible, inaliénable, imprescriptible. Certains biens doivent rester hors commerce pour le bien de la société et de sa construction collective.

Telle est la signification profonde de la domanialité publique. S’est aussi imposé en droit international le régime du patrimoine commun de l’humanité, depuis le premier traité de l’Antarctique (1959) jusqu’aux conventions toutes récentes sur les océans. Au départ il s’agit de faciliter l’usage de ressources pour des pays qui n’y avaient pas accès ni géographiquement ni technologiquement. Et c’est en cela qu’il mérita d’être qualifié de commun. Puis, peu à peu, la notion de communauté se transforme et ce faisant la nature même du patrimoine, comme en témoigne le deuxième traité sur l’Antarctique de 1991 : le patrimoine commun de l’humanité désormais vaut moins pour les usages communs qu’il favorise, ou même parce qu’il est affecté à l’humanité en tant que telle, que pour sa valeur intrinsèque.

Or, à partir du moment où l’on juge que ces réalités valent plus pour leur valeur intrinsèque que pour leur utilité, pourquoi ne pas les considérer comme des sujets de droit comme le revendiquent un certain nombre d’écologistes ? Pour ma part, je ne suis pas favorable à une telle évolution juridique pour deux raisons : d’une part parce qu’une telle égalisation des droits ne peut qu’affaiblir la protection juridique dont bénéficie l’être humain sous le couvert de la personnification juridique. L’arbre ne pourra jamais être factuellement aussi bien défendu que l’être humain. Or, il est à craindre que la protection la plus faible se substitue à la protection la plus forte, selon la fameuse loi de Grisham : la mauvaise monnaie chasse la bonne, le droit moins protecteur se substitue à celui qui l’est plus. Bref, on est en droit de soupçonner que, dans ces conditions, le droit finisse par ne plus faire la différence entre les arbres, les poissons et les êtres humains, dans une grande indifférenciation dont ne peuvent que profiter les pouvoirs autoritaires.

À partir du moment où vous sortez des biens hors du commerce, où vous les protégez de l’échange, vous vous donnez du temps !

Il y a quelque chose dans l’idée de la nature comme sujet de droit qui relève de la nouvelle idéologie anti-spéciste. Il n’y a pas de différence entre les espèces de sorte qu’un même droit doit s’appliquer à tous les vivants sans distinction. Il serait facile de montrer que l’anti-spécisme n’est qu’une ruse de la mobilisation totale de la société par l’économie, ou encore n’est que le symptôme de la convergence aliénante entre la machine, l’animal et l’être humain qui caractérise le règne actuel de la technique. J’ajouterai que, du point de vue proprement juridique, le régime des biens offre en réalité plus de protection pour l’environnement que celui des personnes.

Je reviens à la question de la durée et de sa construction à travers nos activités productives. À partir du moment où vous sortez des biens hors du commerce, où vous les protégez de l’échange, vous vous donnez du temps ! La plus-value et le profit dépendent de la vitesse de rotation du capital : plus le capital tourne, plus il est source de profits. C’est pourquoi les flux sont plus importants dans l’économie contemporaine que les stocks et les infrastructures. La patrimonialisation renverse cette perspective. La transformation du système productif en vue d’un développement « vraiment » durable exige que nous portions notre attention à la gestion des ressources, des stocks et des infrastructures, plus qu’à la multiplication des échanges et à l’intensification des flux.

Le travail sous le couvert du temps revêt un nom non moins connu que celui de patrimoine : la maintenance. Ce terme semble renvoyer à un état archaïque de la production marqué par la rareté et la pauvreté. Et pourtant une bonne part de l’emploi actuel est concernée par la maintenance. La maintenance est au cœur de tout système productif aujourd’hui comme hier.

J’ai pris dans mon livre Durer trois exemples qui illustrent l’importance de la maintenance dans nos activités productives. Commençons par la transition agricole. Aujourd’hui il s’agit moins d’accroître le rendement agricole que de restaurer la puissance végétative des sols épuisés par plus de 50 ans d’exploitation intensive C’est donc une question de maintenance. Dans ce cadre, les travaux de préservation, de conservation et de préparation sont plus importants encore que la récolte proprement dite. Sans maintenance des sols, pas de transition agricole ! Mais cela est vrai aussi de l’industrie qu’on assimile pourtant le plus souvent au processus de destruction créatrice. Les différentes révolutions industrielles nous ont fait croire qu’il suffisait pour assurer la reproduction de la vie qu’une production nouvelle se substitue à l’ancienne, rendant inutile toute maintenance.

Mais en réalité, il n’est pas possible de développer les infrastructures sans une politique rigoureuse de maintenance, comme en témoignent les centrales nucléaires, ou encore les réseaux de transport. La meilleure façon de diminuer l’impact carbone, sans se condamner à un arrêt total de la production, c’est de développer des protocoles de maintenance et d’entretien efficaces et soigneux pour les infrastructures industrielles. Il n’est pas enfin jusqu’aux activités qui paraissent à la pointe de la technologie et de la transformation sociale, celles qui portent haut les valeurs de l’innovation et de la disruption, les nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC), qui ne relèvent de la maintenance à l’exemple de l’industrie du logiciel : réparation des logiciels, renforcement de leur sécurité, etc. Sans oublier tout le travail des petites mains, le plus souvent invisibilisé, qui permet aux NTIC non seulement d’être opérationnelles et rentables, mais aussi d’évoluer et de progresser grâce au travail même de maintenance.

De fait, on constate combien, dans le cadre des NTIC, les travaux de maintenance tendent à être invisibilisés, invisibilisation témoignant d’un discrédit qui affecte en réalité la valeur même du travail en son ensemble. Il existe un débat fondamental sur la maintenance. André Gorz, dans Les métamorphoses du travail, considère que le « vrai » travail est le travail non aliéné. C’est le fait que l’ouvrier peut faire de son ouvrage l’expression de sa personnalité et ainsi s’approprier symboliquement lui-même à travers son travail.

À ce titre, la maintenance apparaît étrangère à la sphère de la liberté que promet le travail une fois désaliéné. La maintenance, la réparation, le nettoyage semblent au contraire soumettre l’ouvrier à la machine. Ils représentent le travail aliénable par excellence, celui que rien ne peut désaliéner. Or, au livre 2 du Capital, Marx dit sur ce point exactement l’inverse : les travailleurs entretiennent la machine, ils la nettoient, ils le font souvent au cours du travail. Ce faisant, ils prolongent le capital fixe par leurs soins, au point qu’on est en droit de considérer que les travailleurs, par leur maintenance, dit Marx, deviennent les copropriétaires du capital fixe, comme si la maintenance assurait symboliquement le transfert de propriété des moyens de production à la classe ouvrière.

La reproduction de la vie économique et sociale n’est pas dépendante de la production mais au contraire la conditionne.

Plus le système productif devient complexe, plus il a besoin de maintenance et donc plus il a besoin de travail. D’une certaine façon, chaque acte productif doit être redoublé par un acte de maintenance. Le système ne se reproduit pas automatiquement. L’économie dominante postule l’idée que la dynamique productive suffit à assurer la reproduction du système par son incessant renouvellement. C’est le sens de la théorie de la croissance endogène, qui conditionne les progrès intellectuels et techniques nécessaires au renouvellement du système productif, à la croissance et au système des prix, alors qu’en réalité les logiques reproductives ont leur logique propre, étrangère au marché. Pour ma part, je juge que la reproduction de la vie économique et sociale n’est pas dépendante de la production mais au contraire la conditionne. Il faut l’affirmer clairement : il n’y a pas et il n’y aura pas, malgré les progrès impressionnants de l’intelligence artificielle, et l’aspiration paresseuse à un monde purement automatisé, d’auto-régénération permanente, spontanée, sans usure, du monde. La veille humaine, le soin, l’attention, et toute la culture qu’ils véhiculent, seront toujours nécessaires.

Notre imaginaire de l’industrie est donc complètement éloigné de sa réalité. En effet, l’image dominante de la production est l’immédiateté, l’innovation, la disruption, etc., autant de mots d’ordre qui marquent le triomphe de la pensée de Joseph Schumpeter, le théoricien majeur de l’économie comme cinématique, comme dynamisme en permanent déséquilibre, l’inventeur de la destruction créatrice dont la théorie aujourd’hui dominante de la croissance endogène est la continuatrice. La croissance endogène postule l’idée que la croissance s’auto-reproduit. C’était déjà l’idée de la théorie de la croissance auto-soutenue défendue par Walt Rostow au milieu des années 1950, dans une période ultra-productiviste : ce type de théorie est au service du statu quo et non de la transformation du système productif ! Elle vise à accélérer la rotation du capital et à favoriser la mobilisation totale des facteurs de production : les êtres humains comme les biens et les ressources.

La maintenance est parfaitement adaptée à la nature patrimoniale du capital. Elle contribue à son institutionnalisation en favorisant sa transmission qui constitue la troisième définition du patrimoine. Au contraire du capital, le patrimoine est destiné à être transmis plutôt qu’échangé. C’est la transmission qui inscrit le capital dans le temps et permet de remplir notre responsabilité à l’égard des générations futures. Tout fait lien : la maintenance permet aux biens de se patrimonialiser pour être transmis au lieu d’être détruits pour un nouveau cycle de production.

Dans « maintenance » on entend aussi le « maintenant », c’est-à-dire la prise en compte du présent, impliquant de ne pas considérer le présent comme un point fugace dans un flux. Le présent est à préserver, à conserver, à faire durer. C’est en conservant ou en maintenant le présent que l’on passe de l’instant, par essence instable, au maintenant, étymologiquement ce qui tient, et se tient dans la main. C’est à partir de ce socle que l’on peut créer une évolution stable et durable de la société. Cela suppose une philosophie du temps qui insiste sur l’importance du présent pour assumer la responsabilité à l’égard des générations futures. Celle-ci s’exprime par les décisions que nous prenons aujourd’hui, non par des prévisions ou des scénarios à 20 ans. C’est notre présence au présent qui assure notre responsabilité à l’égard du futur. Ce qui suppose de nous extraire de la mobilisation totale qui nous soumet à une instantanéité sans cesse répétée. Il faut réussir à créer des intervalles, des espacements, des abris, des asiles, des arches au sein de cette mobilisation totale.

On dénonce souvent l’importance du présent sous le terme de « présentisme » comme si le présent était essentiellement une temporalité négative exprimant l’oubli du passé et la négligence de l’avenir. Mais encore faut-il ne pas confondre l’instant et le maintenant, le temps qui fuit est celui qui demeure, et qui, en demeurant, nous donne une assise. Il faut lire à ce sujet les stoïciens : Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle. Il existe un texte magnifique de Sénèque qui a pour titre De Brevitate vitae, De la Brièveté de la vie, et qui explique comment on passe de la « dilatio », ou dissolution du temps dans sa fuite et dans sa chute, à la « dilatatio », ou dilatation, du moment présent. La dilatatio est la capacité de s’inscrire dans le présent, de donner de la densité au temps pour précisément faire les choses en bon ordre. Sénèque propose une philosophie du présent marquée par une formule célèbre et paradoxale : « Seul le temps nous appartient ». Ce temps est le temps présent. Seul le temps présent nous appartient et tout le reste ne nous appartient que parce que le temps présent est notre. Il n’est pas d’autre responsabilité, même quand elle s’adresse aux générations futures, que celle qui s’exerce au présent.

Prenons l’exemple de l’effondrement du pont Morandi à Gênes en 2018. Les responsables de la voirie connaissaient sa fragilité, mais ont préféré repousser les travaux nécessaires pour les faire porter sur les générations futures. C’est exactement ce que dénonce Sénèque sous le terme de dilatio : l’ajournement de ce qui pourtant doit être fait hic et nunc. Sénèque oppose à l’ajournement de nos actes et de notre responsabilité une tout autre attitude, qui consiste à être présent au présent. C’est dire que le présent a une valeur incomparable et à ce titre commande au futur. Il détermine notre responsabilité à son égard.

Je conclurai en me demandant ce qu’est la technique vue sous le couvert du temps au service de la durée et de sa construction. La technique ne se réduit pas à la technologie, elle ne se contente pas de transformer la matière ou d’intensifier l’énergie. L’éventail des techniques est plus large et peut nous entraîner loin de toute visée de production. Quand on parle de technique, il faut toujours avoir en tête au moins trois dimensions : il y a certes les techniques productives, que j’assimile aux technologies ; il existe aussi des techniques comme l’économie ou le droit qui visent à l’organisation de la production ; et puis il y a des techniques plus profondes encore, comme la lecture et l’écriture, qui sont des techniques d’hominisation et de construction de soi.

La technique ne se limite donc pas à la production et n’est pas nécessairement synonyme d’usure du monde. Une fois cette distinction faite, on sort de l’opposition stérile et fallacieuse entre technophobie et technophilie. Être technophobe veut dire nier toute technique d’hominisation, toute technique d’organisation sous prétexte qu’il y a des techniques de production qui peuvent être violentes ou brutales. Mais n’est pas plus satisfaisante la technophilie, qui consiste à défendre l’idéal techno-solutionniste selon lequel on réglera tous les problèmes grâce aux nouvelles techniques productives, sans avoir à remettre en cause nos organisations ou notre rapport à notre propre construction d’être humain.

Nous sommes alors conduits à se poser la question de ce qui unit ces trois dimensions de la technique : productive, organisationnelle, personnelle. Toutes les trois permettent de mieux construire notre rapport à l’espace et au temps. Toutes les techniques, qu’elles soient productives, organisationnelles ou personnelles, sont les médiatrices privilégiées de notre rapport à l’espace et au temps. C’est ce qui les rassemble, quel que soit leur type. C’est à ce titre que l’architecture apparaît comme un paradigme majeur de la technique, celui qui pense, de façon privilégiée, la technique comme construction et dilatation de l’espace et du temps. Or, l’architecture est à la fois un paradigme productif, organisationnel et personnel : elle relie les trois dimensions de la technique. Si on y prête attention, le nouveau paradigme né de la Révolution industrielle du XIXe siècle qui a succédé au paradigme architectural n’est pas unifié. La Révolution industrielle doit se confronter à une culture encore fortement marquée par ses références antiques, et à des rapports de production dominés par les valeurs aristocratiques. Au cours de cette période, les techniques d’organisation et d’hominisation restent étrangères au système productif, ce qui permet à Marx de repérer une contradiction entre les forces de production et les rapports de production.

Aujourd’hui, les nouvelles technologies proposent à nouveau un modèle unifié, qui comme l’architecture humaniste et classique, agit sur le temps et l’espace, mais de façon tout autre qu’elle. À chaque fois que s’impose dans l’histoire un paradigme technique unifié, nous sommes conduits à penser le temps et l’espace comme structurant le système productif. Il existe cependant cette différence entre les nouvelles technologies et l’architecture : celles-là favorisent l’accélération et l’ubiquisme au service de la mobilisation totale des ressources, celle-ci cherche à stabiliser l’espace et le temps, à les circonscrire et à les dilater pour mieux favoriser la possession tranquille du monde qui nous entoure.

La transformation du système productif vers un développement vraiment durable réclame une ré-institutionnalisation.

Il reste qu’une telle transformation dans nos conceptions du capital, du travail et de la technique rencontre maints obstacles aussi bien politiques et administratifs qu’économiques qui entravent la transformation du système productif. S’il existe bien entendu des obstacles liés aux intérêts financiers, les obstacles administratifs et juridiques, voire mentaux et intellectuels ne sont pas non plus à négliger. À ce titre, il importe de rompre avec le New public management et avec l’idéologie de la « gouvernance ». Les thèmes écologiques, la lutte contre le réchauffement climatique sont sans cesse invoqués par les gouvernements, mais les modalités mêmes de leur action rendent impossible tout succès en ce domaine. En témoignent l’échec des différents plans Ecophyto qui se succèdent depuis 2008. La transformation du système productif vers un développement vraiment durable réclame une ré-institutionnalisation de l’action publique et plus généralement de la société. Il faut cesser de transformer les administrations en agence, et les agences en centre de profit soumis à la concurrence. Qu’est-ce qu’une institution et en quoi cette notion contribue à la construction du temps ? Une institution est un ensemble de compétences qui mettent en place des procédures en vue de réaliser non pas des objectifs, mais une « idée d’œuvre ».

À cette fin, il convient d’exercer des compétences et des savoirs faire divers qui mettent en place des procédures facilitant leur coordination en vue d’accomplir une mission. Nous sommes loin de l’idée d’objectifs que répandent les sociétés de conseil aussi bien dans les politiques publiques que dans l’organisation des entreprises. L’« idée d’œuvre » offre une vision plus large. Prenons l’exemple de la transformation du système agricole vers une agriculture sans intrants de synthèse, engrais ou pesticides chimiques : comment mettre en place un projet commun capable de rassembler les très nombreux acteurs, aux intérêts souvent divergents, qui se trouvent engagés dans la gestion de la terre ? Comment faire en sorte que ces nombreux acteurs puissent collaborer en vue de la transformation du système agricole sinon par des dispositifs institutionnels.

On peut prendre l’exemple des agences de l’eau qui rassemblent les usagers, les représentants des collectivités locales, les agents de l’administration des Eaux et forêts, etc., pour gérer les bassins hydrologiques. Ces agences offrent l’exemple d’une gestion planifiée, mais dans un cadre concerté selon des règles et des procédures propices à la coordination des différents intérêts et points de vue. Je pourrais prendre aussi les exemples des « communs », étudiés par Elinor Oström, prix Nobel d’économie 2009, qui propose une théorie des communs spécifique, moins idéologique que les théories françaises ou italiennes : une théorie où la dimension institutionnelle de la coordination des différents acteurs concernés fait pièce au spontanéisme social qui risque toujours de conduire à la « tragédie des communs », quand chacun essaie de tirer le plus grand profit de ce qu’il a en partage, en essayant de faire porter les charges sur les autres, au risque d’une usure accélérée du commun.

Si la notion de civilisation qui, de Samuel Huntington à Edgar Morin, fait retour dans les débats intellectuels et politiques actuels, a un sens, celui-ci ne peut passer que par la voie de l’institutionnalisation.

Pierre Caye

Philosophe, Directeur de recherche au CNRS

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Author: David Shea

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